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Essai de mythologie historique comparée
La Déconnexion
vers un Moyen-Âge informatique
mardi 18 mars 2003








Lamento ma non troppo

Nous nous sommes trompés d'époque. Pour beaucoup d'entre nous, la révolution de l'informatique personnelle puis d'Internet posait les fondements d'une renaissance intellectuelle et politique dont les caractéristiques n'étaient pas si éloignées de cette période historique qu'en Europe nous appelons la Renaissance : vertige des bibliothèques numériques [1] accumulant un savoir universel librement accessible à tous, prolifération de l'hyperlien comme moyen d'en revenir toujours à la source [2], au-delà de la glose qui en découle, principe du libre-examen sans filtre, sans censure [3], et d'une responsabilité individuelle qui s'affranchit des contraintes collectives, et, pour les plus idéalistes, établissement d'une libre circulation des idées, ouverture de voies de communication permettant aux hommes de dialoguer et d'échanger sans contrainte.

 

Un Nouveau Monde


Comme pour les hommes du XVe siècle, nous vécûment nous aussi notre découverte du Nouveau Monde [4], ressentant tout à coup un immense appel d'air au sein d'un espace public dont l'atmosphère avait fini par avoir quelque chose de celle d'une salle de bain. Au moment où certains se demandaient encore si les habitants du cyberespace appartenaient bien à l'espèce humaine, nous savions déjà, nous, qu'ils avaient su retrouver l'essence même de l'humanité - certains d'entre nous parlaient même d'humanisme, n'hésitant pas à employer un terme usé, dévalorisé, affaibli par des siècles d'hypocrisie et quelques sectes récentes. Il n'est pas jusqu'aux ennemis les plus puissants de cette révolution qui tentaient de s'approprier maladroitement les signes les plus visibles de cette filiation historique, sans comprendre qu'évidemment, l'esprit de la Renaissance ne se loge pas dans quelque fétiche inestimable [5], mais dans des pratiques immatérielles, un mode de vie ensemble auquel ils ne pouvaient, structurellement, prendre part.

Mais nous nous sommes trompés d'époque, car la période qui allait suivre cet Age d'Or qui prenait dans nos esprits les dimensions d'une mythologie, n'allait ressembler en rien, ni à un quelconque Age Classique, encore moins aux Lumières dont nous espérions l'avènement.

 

Dark Ages


« Dark Ages ». Certains observateurs ont très vite su comprendre et qualifier ce vers quoi nous nous dirigions : bien loin du rêve de communication universelle, c'était à l'émergence d'une diffusion unilatérale, contrôlée, cloisonnée, cadenassée de l'information qu'il fallait s'attendre. Rapidement on a vu apparaître de nouveaux seigneurs, seigneurs sans suzerain ni roi du reste, régnant sans partage sur un territoire dont ils gardaient jalousement les frontières par la mise en œuvre de moyens offensifs - le terrorisme juridique [6] en particulier -, ou plus subtilement défensifs : afin d'être sûr qu'un concurrent ne vienne empiéter sur son propre domaine, rien de plus efficace que de couper les ponts et les voies qui y mènent, autrement dit, les protocoles interopérables [7] Et comment reprocher en effet à ces nouveaux barbares de profiter des moyens que leur offrait un ordre civilisationnel qui leur est supérieur, mais pour mieux le détruire dans un second temps, au profit de l'affirmation de leur propre puissance ? Et comment le leur reprocher lorsque leur montée en puissance s'appuyait d'un côté sur l'accroissement considérable et rapide de masses incultes [8], et de l'autre sur la complaisance [9] de puissances publiques, sortes d'Honorius et d'Arcadius, parfois d'extraction barbare elles aussi, et passablement aussi incultes sur ce sujet en tout cas, que les masses au nom desquelles elles étaient censées prendre des décisions.

Nous nous sommes fourvoyés, nous, les gardiens du temple, nous les Vestales d'un Internet pur et originel. Car nous avons cru, d'une part, que les nouveaux barbares avaient perdu d'avance, qu'ils avaient perdu puisqu'ils avaient tort, et que d'autre part les derniers consuls d'un ordre décadent seraient sensibles à nos arguments, qu'ils y seraient sensibles puisque, de part leur fonction même, ils étaient en place pour défendre cet ordre que nous voulions sauvegarder. L'histoire en est allée autrement, on le sait. Et à mesure que s'accumulaient nos défaites, nos disputes intestines et nos désaccords sur des choix stratégiques essentiels se faisaient plus flagrants [10], au point de passer à côté de nos batailles les plus importantes, tout occupés que nous étions à nous accuser mutuellement.  

-Que vouliez-vous qu'il fît contre trois ?
- Qu'il mourût


Aujourd'hui, le limes est enfoncé [11]. Et nous voyons apparaître de nouveaux nouveaux barbares, tranchant dans le vif, nouveaux Alexandre, au cœur de débats sur lesquels nous bataillions depuis des années.

Et nous avons beau hurler à la mort, promettre les sept plaies d'Egypte à qui de droit, plus personne ne daigne même nous écouter, encore moins nous consulter, nous qui avons cru au possible maintien d'un ordre aujourd'hui disparu. Certes, nous ne sommes pas les seuls à subir ce naufrage ; ceux qui, de l'autre côté de la barrière tentaient maladroitement [12] d'établir un dialogue, malgré les attaques les plus vives des plus intransigeants d'entre nous, sont eux aussi profondément marginalisés par ce soudain dévoilement de la pure brutalité, malgré de pathétiques efforts. Car à quoi bon chercher cette mystérieuse co-régulation dont ils nous parlent, lorsque les puissants du moment ne savent même pas réguler leur propre puissance [13] ?

L'Histoire enseigne qu'un guerrier blessé, isolé face à un ennemi supérieur en nombre, peut malgré tout l'emporter s'il a le singulier courage de prendre la fuite, momentanément, afin de tromper l'adversaire et reconstituer ses propres forces. Prendre le risque de la lâcheté, c'est-à-dire d'une certaine forme de retrait, momentané, de l'espace public où de toutes manières, dans l'état actuel des choses, nous gaspillons notre sueur. Mais il faut que ce retrait qui prend l'apparence d'une rupture, ne soit pas vain. Il doit être l'occasion d'assurer notre avenir en ces temps troublés, et de sauvegarder une continuité avec notre propre passé en attendant des temps meilleurs.

 

Une déconnexion maîtrisée


Renforcer nos propres communautés sur la base de pratiques qui existent déjà et que certains utilisent depuis longtemps, c'est prendre le risque d'une déconnexion maîtrisée d'avec le grand Réseau, le temps de regagner une indépendance technologique que nous sommes en train de perdre par le fait de l'évolution conjuguée des outils matériels et logiciels, mais aussi des législations. Et la déconnexion passe par :

-   Le pseudonymat [14] : parce que c'est un des premiers garants de notre liberté dans le cyberespace, de notre droit à être multiples, à échapper définitivement à toute tentative d'assignation sociale.
-   La cryptographie  [15] : parce que c'est le seul moyen d'assurer efficacement le vieux principe de la confidentialité des communications privées.
-   Le low tech  : parce que les matériels et logiciels des dernières générations sont de véritables mouchards domestiques [16] et serviront sans doute dans un proche avenir à une véritable entreprise de contrôle des individus par des entreprises et des Etats peu scrupuleux.
-   L'auto-hébergement [17] : parce que les législations nouvelles en matière de régime de responsabilité des hébergeurs (de sites mais aussi de forums) sont pour l'essentiel des injonctions de censure et de délation qui détruisent toute confiance possible avec leur utilisateurs, et qu'il est beaucoup plus facile qu'on ne pense de monter soi-même, sur sa propre machine, un véritable serveur Web d'y faire vivre de véritables communautés, voire de publier son propre organe de presse
-   Les réseaux indépendants : parce que nous ne devons pas perdre la maîtrise technologique du partage des ressources qui est à l'origine de notre aventure et que certains perpétuent aujourd'hui avec des moyens nouveaux.
-   Le détournement, la parodie, la subversion : parce que c'est facile, pas cher, souvent méchant, et donne l'occasion de rigoler un peu.
-   Les licences libres : parce que c'est la meilleure sauvegarde connue contre la privatisation généralisée de la culture et la disparition progressive de cette même culture comme bien public [18].
-   L'interopérabilité : parce que c'est notre héritage, de moins en moins appliqué, de plus en plus difficile à faire respecter, et que nous devons le chérir pour le léguer aux générations futures.
-   La mutualisation : parce qu'il ne sert à rien de réinventer constamment la roue et que la réalisation d'un contre-modèle ne pourra se faire que par accumulation des inventions et des pratiques.

C'est une étrange déconnexion que celle-ci, qui revendique le développement de réseaux, l'interopérabilité et la mutualisation pour prix de sa réussite. Elle est bien paradoxale aussi, puisque son objet même est de sauvegarder, à terme, une connectivité absolue, c'est-à-dire ouverte et universelle. C'est pourquoi elle décevra sans doute les prophètes de l'Exode et satisfera davantage les pragmatiques. Elle représente en quelque sorte une voie étroite, la seule qui semble possible pourtant. Elle constitue un nécessaire aggiornamento des méthodes d'action dans un contexte qui a évolué. Car lorsque le verrouillage du code juridique est tel qu'il rend impossible tout débat public à son sujet, seule reste l'arme du code informatique [19] qui permet d'établir un rapport de force moins défavorable et d'entreprendre une reconquête effective et concrète de l'évolution du Réseau ; en un mot, de reprendre la main.

Piotrr
Artefact statistique




[1] L'Association des Bibliophiles Universels fut une des premières à populariser l'idée, en même temps que celle de la diffusion sur Internet, des textes du domaine publics

[2] Et plus encore, le système de la transclusion inventée par Ted Nelson dans les années 60 et dont le seul petit défaut est de n'avoir jamais vraiment fonctionné

[3] Ian Clarke a inventé un célèbre réseau parallèle, appelé Freenet et dont le principe est de rendre techniquement impossible toute censure par la réplication, le morcellement et le cryptage de l'ensemble des fichiers présents sur le réseau et leur distribution aléatoire sur les ordinateurs qui y sont connectés

[4] La célèbre Déclaration d'Indépendance du Cyberespace, de John Perry Barlow se présente comme un texte de tonalité très jeffersonienne, assimilant implicitement la constitution du cyberespace à la fondation des Etats-Unis d'Amérique, c'est-à-dire à la découverte d'une terre vierge, berceau de la liberté.

[5] En 1994, le patron de Microsoft, mais aussi de l'importante banque d'images Corbis, fit spécialement le voyage en Europe pour acheter le fameux Codex Leicester de Léonard de Vinci, se posant du même coup comme le nouveau François Ier du XXIème siècle, avec l'assentiment, si mes souvenirs sont bons, du Grand Jacques qui le reçut en grande pompe à l'Elysée

[6] Le " média borg " AOL Time Warner attaqua en 2001 plusieurs sites de fans de Harry Potter en envoyant des lettres de menaces (appelées " cease and desist ") à leurs webmasters amateurs, en l'occurence quelques gamines à couettes qui avaient commis le crime d'afficher sur le Web leur passion pour leur sorcier préféré. Depuis, le diffuseur multi-supports a obtenu auprès de l'OMPI dans le cadre d'une procédure de résolution des conflits sur les noms de domaine,de récupérer plus d'une centaine de ceux qui ont un rapport de près ou de loin avec le brave Harry.

[7] AOL, Microsoft et dans une moindre mesure Yahoo ! se livrent une guerre impitoyable sur la question de l'interopérabilité de leurs logiciels respectifs de chat. Dans cette histoire à rebondissements, Microsoft est apparu comme le grand méchant pour avoir systématiquement refusé que les abonnés d'AIM, le logiciel d'AOL puissent échanger avec ses propres abonnés. Il n'avait peut-être pas tout à fait tort pourtant dans la mesure où AOL pratiquait ici la bonne vieille stratégie du baiser qui tue. En clair, il s'agissait simplement de piquer les abonnés Microsoft

[8] L'agrandissement progressif du cercle des internautes fut souvent mal vécu par les plus anciens qui voyaient apparaître des comportements qu'ils réprouvaient, et a fini par poser des problèmes non négligeables lorsque les nouveaux arrivants se montrèrent totalement rétifs à non seulement appliquer mais même comprendre les règles de comportement en usage sur le Réseau. Le cas le plus flagrant fut la connexion du réseau AOL sur Internet

[9] Manifeste dans l'élaboration et le contenu même de la grande Loi sur la Société de l'Information promise par le Gouvernement Jospin et qui ne vit d'ailleurs jamais le jour

[10] L'excellent magazine d'information sur les questions numériques Homo Numericus, a récemment publié un article remarqué qui fait le point sur les différents courants qui traversent le cyber-microcosme.

[11] La Loi sur l'Economie Numérique, adoptée en première lecture à l'Assemblée Nationale a ceci de particulier qu'elle fait table rase de près de deux ans de débats intenses et instaure, entre autres choses, benoîtement le principe de la justice privée, en écartant d'un revers de la main l'ensemble des questions liées à la liberté d'expression sur le net. Mais c'est vrai ; pourquoi s'en soucier puisque tout cela n'est jamais que du commerce électronique ?

[12] Le Forum des Droits de l'Internet est une association para-étatique créée par le gouvernement Jospin pour organiser un dialogue entre les différents acteurs français du net, sur la base de la notion de corégulation

[13] Autre media borg, le groupe Vivendi Universal finit par succomber sous le poids de sa propre puissance comme dit la sagesse populaire

[14] Lire sur ce point l'article « Appelez moi Georges »

[15] Idem pour les références

[16] La généralisation de l'utilisation et de la diffusion de "puces d'authentification" dans les ordinateurs personnels mais aussi dans les systèmes embarqués, à travers notamment le déploiement de la plate-forme TCPA est remarquablement documentée dans la TCPA/Palladium FAQ de Ross Anderson

[17] Rien de plus facile que de transformer son ordinateur personnel en serveur Web, avec forums, gestion dynamique de la publication de contenus, le tout connecté en permanence à un nom de domaine

[18] Le juriste américain Lawrence Lessig est à l'origine d'une initiative visant à rendre aux auteurs la maîtrise juridique sur leurs oeuvres et à les sensibiliser sur l'importance de la notion de bien public attachée à la création culturelle

[19] En 1998, la revue The Atlantic Monthly avait organisé une table ronde où s'étaient affrontés L. Lessig et J. Barlow sur ce sujet : à l'époque, Lessig qui adoptait une position légaliste au nom de la démocracie paraissait plus convaincant que son contradicteur, partisan de l'exercice immédiat du pouvoir informatique (de l'utilisateur). Cinq ans après, après le DMCA et l'USA Patriot Act, on n'en est plus tout à fait sûr.










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