Dans le meilleur des mondes capitalistes,
la bourse doit fournir des ressources pour le
développement industriel, à travers une spéculation
virtuelle sur les valeurs. Qu'en est-il
d'Internet ? De 1995 à 2000, des infrastructures
importantes ont été financées à travers le monde ;
et la crise de suréquipement actuelle est considérée
comme désastreuse. L'histoire a pourtant ses ruses, et
le résultat réel de la bulle technologique est peut-être
d'avoir libéré d'énormes quantités d'argent privé pour
le développement d'un nouvel espace public. Les
spéculateurs de la fin du vingtième siècle se
demandaient avec euphorie : "Y a-t-il des limites aux
profits que l'on peut faire avec Internet ?" Ceux
qui travaillent dans l'économie virtuelle, ou qui en
subissent les effets, spéculent tout autrement :
"Peut-on s'opposer en réseaux à la mondialisation du
capitalisme ?"
Alors que les mouvements contestataires font face aux
nouvelles mesures "anti-terroristes", la dernière
question est plus actuelle que jamais. Les réponses
s'inscriront, à terme, dans des évolutions de la loi et
de la technique. [1] Mais elles seront d'abord culturelles et
artistiques. Elles dépendront d'une résistance
réticulaire aux nouvelles modalités de contrôle des
populations. Or, la résistance elle-même relève d'une
histoire aux multiples ruses. Ce sont elles qu'on
tentera d'élucider ici, pour répondre à la
question-clé : "Est-ce que la classe virtuelle
peut échapper à la domination de la personnalité
flexible ?"
Rupture de paradigme
De Taylor à de Gaulle en passant par Staline,
l'adversaire principal de la gauche libertaire au
vingtième siècle a été la rationalisation autoritaire. A
l'usine ou dans l'armée, le dressage fonctionnel des
corps et la pyramide hiérarchique constituent les
archétypes de l'oppression. A partir des années 30
l'autoritarisme se développe à l'Est comme à l'Ouest,
dans une logique qui réunit guerre, travail et
bureaucratie. Les premiers à y voir un système
s'appellent l'Ecole de Francfort.
Leur originalité est de combiner Marx et Freud, pour
décrire une nouvelle forme de commandement
politico-économique où le social s'enracine dans le
psychisme. Après la crise de '29, s'accumulent les
signes d'une rupture de paradigme. Le libéralisme du
dix-neuvième siècle est progressivement liquidé, au
profit de la planification centrale et de la
mobilisation totale des populations, au sein d'un ordre
industriel et militaire. L'individualisme bourgeois cède
la place à ce que les théoriciens de Francfort nomment
la personnalité autoritaire. Ce caractère
fascisant est un "nouveau type anthropologique". Ses
traits majeurs sont le conventionnalisme rigide, la
soumission, la stéréotypie, un souci exagéré du scandale
sexuel, une emphase sur le pouvoir et une tendance à la
projection des pulsions inconscientes sur le monde
extérieur. [2]
Les analyses du comportement autoritaire se
poursuivent dans les années 40 et 50, face au
capitalisme d'État de la société américaine. En exil au
pays de la liberté, les penseurs de Francfort y
dénoncent un asservissement à la raison instrumentale,
notamment au travers des industries culturelles. Vers le
milieu des années 60, les critiques de la société
disciplinaire se généralisent. Nous connaissons les
nouvelles formes de résistance esthétique qui ont alors
vu le jour : l'expérimentation sexuelle exaltée par
Wilhelm Reich, le psychédelisme, les révoltes des Provo
et des Situ, les happenings et les dérives. Herbert
Marcuse, dans la foulée de Mai 68, parle d'un
"surréalisme de masse", une révolution esthétique. A un
niveau plus profond, il y a une affirmation de la
subjectivité, de l'identité, qui se résume au mieux dans
la phrase américaine, the personal is political.
Une poétique de la résistance se dissémine dans la
société, conduisant à l'assouplissement des disciplines
scolaires, industrielles et militaires, des
bureaucraties de l'État-providence, des modèles de la
consommation standardisée. Mais la question la plus
importante pour nous est celle-ci : Comment cette
transformation a-t-elle contribué à façonner
l 'économie politique d'aujourd'hui ?
Il ne faut pas se leurrer : les élites ont
répondu à la crise des années 60-70, en intégrant une
partie importante de la critique. Un nouveau paradigme
s'est constitué dans les pays développés, avec un régime
spécifique de production, une idéologie de consommation
et des mécanismes de contrôle social, insérés dans un
ordre géopolitique. Pendant presque vingt ans, ce nouvel
ordre est resté inconscient, invisible, innommable même
par ses acteurs. Aujourd'hui, ses modes de domination
apparaissent au grand jour. Le nouvel ordre mondial
n'est pas seulement oppressif à ses marges, dans les
pays en voie de développement (ou de déréliction).
Il détermine un régime de travail flexible qui exploite
et aliène de larges couches de la population des pays
avancés. Et c'est au cœur même de la mobilité
managériale, avec ses ordinateurs portables et sa
rhétorique du nomadisme, que les techniques de contrôle
social s'installent et se perfectionnent. Chacun qui
veut gagner au jeu économique doit inventer, par
lui-même et pendant son temps libre, les règles de la
personnalité flexible.
Culture/idéologie
Pourquoi adopter un nouveau paradigme ? D'abord
parce que ça fonctionne. La flexibilité était une idée
totalement positive, en Californie pendant les années 70
quand la culture de la microélectronique a été inventée.
Tout était à l'opposé de la rigidité fordiste :
ouverture à l'autre, expérience du corps, expression de
soi-même, spontanéité, refus des hiérarchies et de la
discipline. C'était l'heure des utopistes, Buckminster
Fuller, Gregory Bateson et leurs amis ; personne ne
se doutait que "l'écologie de l'esprit" deviendrait un
outil de gestion. Mais en Californie comme plus tard en
France, puis à travers le monde développé, les nouveaux
modes de vie et de travail promettaient une sortie des
conflits d'une "société bloquée".
Le rapport de la Commission Trilatérale, "La Crise de
la démocratie" (1975), donne la mesure de ces conflits.
[3] Le contexte de ce rapport est social,
économique et géopolitique : c'est le moment où les
pays du Tiers monde mettent en effet leur récente
libération, faisant monter les prix des matières
premières et notamment du pétrole, alors même que les
États-Unis perdent la guerre en Indochine. Les taux de
profit plongent, les grèves sauvages se multiplient, les
grands conflits écologiques sont amorcés. Pire encore,
les systèmes d'éducation socialisée, financés par les
investissements énormes de l'après-guerre, commencent à
produire l'opposé même de l'innovation technique qu'ils
étaient censés fournir : les universités deviennent
des foyers de résistance au capitalisme bureaucratique,
elles créent des valeurs alternatives, des demandes de
socialisation accrue. Ces revendications nouvelles,
dirigées vers l'État-providence, se rajoutent à celles
de la classe ouvrière traditionnelle ; et la crise
atteint son paroxysme. Aux yeux des élites, les pays
trilatéraux deviennent "ingouvernables". Il y avait -
selon le mot célèbre du sociologue américain, Samuel
Huntington - un "excès de démocratie". La critique
antisystémique développée par l'Ecole de Francfort se
dissémine très largement dans les sociétés avancées, et
atteint son apogée au milieu des années 70 quand le
rapport de la Trilatérale est publié. Pour pallier cette
crise, le système autoritaire devra apprendre de son
ennemi intérieur.
L'âge d'or du néomanagement commence au milieu des
années 80, avec le remplacement des ouvriers
syndicalisés par des intérimaires et des robots, ou la
délocalisation des usines. Le capital se redéploie dans
un espace supranational, en fuyant des régulations
considérées comme excessives. Le triple défi des
managers de l'époque, c'est de surveiller une force de
travail à distance, d'installer des systèmes de
distribution et de marketing mondiaux, et surtout, de
créer une culture - ou si vous préférez, une idéologie -
qui donnerait envie aux jeunes cadres de s'occuper de
cette nouvelle machine productive. Le mot-clé de cette
culture/idéologie est "flexibilité".
Le système des relations sociales devait accepter et
détourner les demandes d'autonomie, d'expression et de
sens. Il fallait les transformer en un nouveau moyen de
contrôle. Les sociologues Boltanski et Chiapello ont
montré l'importance, dans ce processus, de la
récupération de ce qu'ils appellent "la critique
artiste", qui exige la mobilité, la spontanéité, la
réduction de la hiérarchie, bref la désaliénation - du
moins, pour les "créatifs". [4] La pyramide hiérarchique sera donc
remplacée, quand c'est possible, par la forme sociale du
réseau. Mais une partie importante de la solution était
directement technologique. La réponse magique aux
questions qui se sont posées dans les années 70 s'est
avérée être une machine de langage, un dispositif pour
la transmission du discours et de l'image :
l'ordinateur personnel, branché sur un réseau
télématique. Pour les théoriciens critiques des années
soixante l'ordinateur avait été l'instrument et le
symbole d'une "cybernation" menaçante. Désormais il se
chargerait de vous libérer.
La liberté - n'en déplaise à une certaine gauche -
est la pierre angulaire de la rhétorique néolibérale, de
Hayek à Thatcher et à Reagan. Dans leurs discours, elle
est constamment identifiée à l'initiative économique.
Traditionnellement, l'économie était opposée à l'art,
comme l'acte de vendre est opposé au don spontané. Mais
les stratégies esthétiques de la "contreculture" -
celles de la différence et de l'altérité, du rhizome, de
la prolifération subjective - pouvaient être exaltées et
mises au travail dans une économie sémiotique, où l'on
vend des images et des signes. Cette économie avait été
rendue possible par l'ordinateur et la télématique.
L'interaction en réseau promettait de mettre toute une
alchimie de la création coopérative dans les mêmes
canaux qui fonctionnaient déjà pour la sphère
financière. La recherche et l'innovation se feraient à
l'intérieur des circuits de la production et de la
distribution.
Les ordinateurs et les téléphones portables libèrent
les individus, en permettant une mobilité à la fois
physique et psychique ; ils servent en même temps
d'instrument de contrôle sur une force de travail
distante. Ils offrent un accès miniaturisé à la
bureaucratie, tout en ouvrant des canaux privés vers les
médias d'information et de divertissement, voire les
circuits immatériaux du capital "fictif" - l'économie
spéculative qui se nourrit du démantèlement de la sphère
publique. Et ils recodent toutes sortes de productions
culturelles comme multimédias, donc comme marchandises.
Voici un mode de développement qui pouvait résoudre ou
du moins faire oublier tout un ensemble de problèmes
hérités des années 60 et 70, et notamment les luttes
autour du l'État-providence. Les gouvernements dans les
sillage des États-Unis, comme les grandes sociétés
transnationales, ont vite fait le choix de promouvoir un
mythe de la flexibilité. Et la "classe virtuelle", qui
émergeait avec le travail immatériel en réseau, s'est
inclinée, presque constitutionnellement, devant ce mythe
qui l'intégrait.
Systèmes de guidage
Comment fonctionne la culture/idéologie ? La
guerre est d'actualité, prenons donc le point de vue
militaire. L'arme de choix pendant la guerre froide
était le missile intercontinental : hyperlourd et
jamais utilisé. Le nouvel ordre mondial démarre avec un
engin plus petit et plus aisé à manier : le missile
de croisière. Ce genre d'armement est constamment
utilisé, et non seulement sur les champs de bataille.
Depuis la Guerre des étoiles - je veux dire, le film de
Lucas, et l'Initiative de Défense Stratégique promue par
Reagan - les productions mi-techniques,
mi-psychologiques du military-entertainment
complex font partie de l'expérience quotidienne.
"Il semblerait que la grande distribution ferait tout
pour capturer des clients", lit-on dans "La guerre des
étoiles à la poursuite des chalands" (article de 1997,
cité par Sze Tsung Leong dans The Harvard Guide to
Shopping). "En témoigne la chaîne Safeway, qui s'est
récemment mis à utiliser un système d'intelligence
artificiel fabriqué par IBM sous le nom d'AIDA
(Artificial intelligence data architecture) -
développé à l'origine pour détecter et identifier des
missiles russes dans l'espace, mais qui sert désormais
(...) à déterminer des penchants vers l'achat de tel ou
tel produit, à travers une analyse des données relevées
sur les cartes de fidélité." Quand le désir du
consommateur est constamment stimulé, et encouragé à
proliférer "librement", le fantasme de contrôle
consistera non pas à imposer un goût, un comportement ou
un usage, mais à pister tous les errements de la
personnalité flexible.
"Le marketing de masse est mort", écrit Art
Weinstein, dans son livre Market Segmentation.
"Le marketing ciblé, à haute précision (...) a pris le
relais. Quand on met l'emphase sur des segments du
marché toujours plus petits, mais encore rentables,
alors les rapports firme/client se renforcent. Avec les
produits technologiques, l'utilisateur peut pratiquement
inventer des marchés pour la firme - le client
individualise le produit." Avec le marketing par
Internet, les mécanismes de retour (feedback
loops) s'intègrent directement dans les circuits de
distribution, livrant le désir du client à la
surveillance avide des fournisseurs. Chacun contribue au
perfectionnement de son propre système de guidage
interne.
Jusqu'ici, cette tendance sociale restait
confortablement ambiguë - le prix à payer, somme toute
modeste, pour des libertés accrues. Mais avec la fièvre
sécuritaire qui se lève après le 11 septembre, tout ceci
prend une autre allure. L'incitation constante à la
performance économique révèle sa face cachée, la peur de
l'autre exploité, appauvri ou exclu. L'extension et le
perfectionnement du système flexible deviennent
impératifs, comme une fin qui justifie tous les moyens.
Car le système est réellement menacé, et non seulement
par le terrorisme suicidaire : la chute de la
"nouvelle économie", les protestations contre la
mondialisation libérale, la révolution populaire contre
le FMI en Argentine... Une solution parfaite pour
l'Amérique de Bush, mais aussi pour l'économie
financière mondiale, était la mobilisation totale, le
retour à une économie militarisée. Cette option a été
prise.
L'artiste américain Jordan Crandall rend visible les
pulsions militaires de la société télématique. Son
travail commence avec l'héritage des années 70 :
l'expérimentation, la coopération, la performance
partagée, le calage de soi-même sur les rythmes des
autres, rencontrés dans l'espace virtuel des réseaux.
Mais en 1998 Crandall engage un informaticien militaire,
avec qui il développe un logiciel de pistage et de
prévision du mouvement humain ; les algorithmes du
dispositif apparaissent dans ses travaux vidéo comme des
tracés verts, inquiétants, autour d'un corps en
déplacement, voire en lutte. Les expositions qui
suivent, "Drive" et "Heat-Seeking", explorent des
pulsions psychosexuelles : voir et être
vu, à travers des techniques d'origine militaire. [5]
Dans un texte publié sur la liste Nettime, sous le
titre "Fingering the Trigger", Crandall raconte comment
le CIA a utilisé un drone sans pilote, mais équipé de
caméras et de missiles, pour tirer sur un homme afghan
au comportement "suspect" (il semblerait qu'en réalité,
cet homme ne faisait que récupérer du métal, sans doute
des armements fracassés). "Nous alignons l'œil, le
viseur et la cible dans l'acte de viser", dit Crandall.
"Mais on nous vise, on nous constitue par d'autres actes
du regard. Il existe des systèmes d'analyse et de
contrôle, à l'intérieur desquels le corps se situe.
(...) Ils nous voient au croisement de données
d'information sur notre matérialité et notre
comportement ; et ils utilisent un langage de
pistage, de catégorisation par traits, d'identification,
de positionnement et de ciblage. (...) A l'intérieur des
réseaux croisés de visualisation qui émergent
actuellement, on ne sait jamais de quel "côté" on se
trouve, alors que le voyeur peut constamment être vu, et
le viseur, visé." Crandall repère une nouvelle sexualité
à l'œuvre dans ce complexe corps/machine/image - d'où
son image du soldat qui "caresse la gâchette".
Ce travail nous aide à voir ce que l'argent facile et
les rhétoriques du pluralisme cachaient si bien pendant
les années quatre-vingt-dix : à savoir, les traits
naissants d'une nouvelle pathologie sociale. Elle
charrie un élément autoritaire, comme tout ce qui touche
à l'armée. Mais elle ne donne pas lieu au comportement
irréfléchi, stéréotypé, brut, que nous associons au
fascisme de l'ancienne école (type Le Pen). Ce que
décrit Crandall est un processus extrêmement
intelligent, qui individualise le sujet - le piste,
l'identifie, suscite son désir, canalise sa vision -
afin de relier l'individu mobilisé au tout social dont
il fait partie. Ce nouveau fascisme invente un ordre
dynamique et complexe, où la différence subjective,
l'analyse perspectivale, la jouissance personnelle,
voire l'extase schizoïde ont tous leur place, leur
fonction. C'est une intégration, réticulaire et
technologique, de l'hyperindividualisme.
Hanter la machine
Tout cela, Arthur Kroker l'avait prévu il y a presque
une décennie. Dans un livre appelé Data Trash, ce
théoricien canadien analyse le fascisme libéral
de la "classe virtuelle", qu'il décrit comme une élite
technologique, orienté par l'individualisme possessif,
et dont les intérêts coïncident avec ceux de
l'establishment financier, l'état militaire et les
grandes sociétés. Kroker avait su déceler, très tôt, la
face cachée de la personnalité flexible. Mais comme les
néo-situs dans le sillage de Baudrillard, il ne peut
même pas concevoir une résistance aux fascinations de
l'image technologique : "La classe virtuelle est
peuplée d'astronautes imaginaires qui n'ont jamais
atteint la lune", lit-on dans Data Trash. "Ils
repoussent toute critique de ce Projet Apollon pour un
corps télématique."
Cela était encore vrai, en 1994 quand le livre est
sorti. Mais la massification de l'accès à Internet,
poussée par les besoins même de la gestion mondialisée,
et saluée partout comme un nouveau moteur d'innovation
technique, a entraîné une ouverture du domaine virtuel à
la critique politique, et aux mouvements sociaux. A la
fin du millénaire, les citoyens ordinaires commencent à
explorer l'espace transnational, réservé jusque là aux
seules élites. Une des tentatives majeures de la fin des
années quatre-vingt-dix a été de dresser la carte des
nouveaux modes de domination, afin de reconnaître la
nouvelle division du travail planétaire, par-delà les
flux spectaculaires des images (et de la finance). Une
autre tentative, moins connue en France, mais
déterminante dans le déclenchement des luttes qui sont
devenues visibles en 1999 à Seattle, a été de créer une
nouvelle poétique de la résistance : une lutte des
classes virtuelle, en parallèle aux luttes
incarnées.
Prenez comme exemple l'AAA, fondée en 1995 avec une
mission de cinq années : établir un réseau
planétaire pour mettre fin au monopole du voyage spatial
détenu par les industriels, les gouvernements et les
armées. L'Association des Astronautes Autonomes est une
sorte de nom multiple, une identité sciemment inventée.
"Reprendre les étoiles !" ont-ils réclamé pendant
le premier Carnaval contre le Capital, organisé le 18
juin 1999 à Londres par Reclaim the Streets. Le projet
général était de créer, non pas un groupe d'artistes,
mais un mouvement social - un fantôme collectif qui
puisse agir à l'échelle mondiale, à travers les médias
qui configurent le quotidien. "A la différence d'un nom
multiple qui ne fonctionne qu'en termes artistiques, un
fantôme collectif opère dans le contexte de la culture
populaire, et sert d'outil pour la lutte des classes",
dit un astronaute amateur de la South London AAA, dans
le texte "Résister à la zombie culture". [6]
Un aspect du projet était d'ordre critique :
identifier l'infrastructure satellitaire à la base - ou
au sommet - du système de communication actuel, fournir
des informations sur l'usage de l'espace par les
pouvoirs militaires et économiques. Mais un autre aspect
tient à ce que Konrad Becker appelle "é-vasion" :
"Ouvrir les portes du futur implique la maîtrise de
cartes multidimensionnelles du monde pour ouvrir de
nouvelles portes de sortie et de nouveaux ports
d'attache dans l'hyperespace ; cela nécessite des
passeports pour permettre les voyages hors de la réalité
globale normative vers les cultures parallèles et les
nations invisibles, cela nécessite des stations de
ravitaillement pour nomades sur les routes prises par la
pratique révolutionnaire du vol sans but". Ricardo Balli
donne encore une autre idée de ce que le fantôme
galactique pourrait faire : "Nous ne sommes pas
intéressés à aller dans l'espace pour être une
avant-garde de la révolution qui vient : l'AAA
entend instaurer une science fiction du présent
qui soit avant tout un instrument de conflictualité
et un agonisme radical." [7]
Les idées paraissent fantasques, alors que les enjeux
sont bien réels : imaginer un sujet politique à
l'intérieur de la classe virtuelle, et donc, à
l'intérieur de l'économie de production sémiotique
qui avait paralysé toute poétique de résistance. Pensez
à Luther Blissett, cet obscur footballeur jamaïcain
vendu par l'équipe de Manchester à celle de Milan, qui
n'a jamais marqué de but dans toute sa carrière mais qui
est devenu une signature universelle, un nom anonyme,
"auteur" d'un livre qui s'appelle Mind Invaders: Come
fottere i media. Là, entre des récits traitant de
Ray Johnson et du mail art, Luther Blissett
trouve le temps pour un peu de théorie
politico-esthétique : "Je pourrais me contenter de
dire que le Nom Multiple est comme un bouclier contre
les tentatives du pouvoir constitué d'identifier et
d'individualiser son ennemi, comme une arme aux mains de
ce que Marx a ironiquement nommé "la mauvaise part" de
la société : dans le film Spartacus de
Stanley Kubrick (USA 1960), tous les esclaves capturés
par Crassus disent qu'ils sont Spartacus, comme les
Zapatistes sont tous Marcos et je sommes tous Luther
Blissett. Mais je ne me contenterai pas de dire cela,
car le nom collectif constitue un glissement
fondateur aussi, dans la mesure où il vise a
constituer une mythe ouvert, élastique et redéfinissable
dans un réseau...". [8]
Le "mythe ouvert" de Luther Blissett est un jeu sur
l'identité personnelle, comme le football à trois buts
joué par les membres de l'AAA : une façon de
transformer les règles sociales, pour qu'un groupe
puisse se déplacer dans plusieurs directions à la fois.
Cette "glissement fondateur" se trouve aux origines du
mouvement altermondialiste. Il suffit de penser à la
manière dont des noms comme Ya Basta, Reclaim the
Streets, ou Kein Mensch ist Illegal ont essaimé à
travers les réseaux sociaux du monde. On peut les
entendre, non pas comme des catégories ou des identités,
mais comme des catalyseurs, des points de départ, comme
les combinaisons blanches portées initialement dans le
nord-est de l'Italie : "Les Tute Bianche ne sont
pas un mouvement, elles sont un instrument pensé à
l'intérieur d'un mouvement plus vaste (celui des Centres
sociaux), et mis à la disposition d'un mouvement encore
plus vaste (le mouvement global)" écrit Wu Ming 1, dans
Multitudes n° 7. Cet "instrument" a été inventé
en 1994, quand le maire de Milan, Fromentini de la Ligue
du Nord, a ordonné l'expulsion d'un centre social, en
déclarant "Désormais, les squatteurs ne seront plus que
des revenants, errant dans la ville !". Mais les
revenants se sont pointés en masse à la manifestation
suivante, et une nouvelle possibilité d'action
collective a vu le jour. "Chacun est libre de mettre une
Tuta Biancha, pouvu qu'il respecte le "style", quitte à
en modifier les formes d'expression : refus
pragmatique de la dichotomie violence/non-violence,
référence au zapatisme, détachement des expériences du
XXè siècle, pratique du terrain symbolique de
l'affrontement".
Mais une drôle de chose s'est ensuivie, explique Wu
Ming dans un autre texte : "Certains ont opposé la
combinaison blanche à la combinaison bleue, en proposant
la première comme une métaphore du travail post-fordiste
- celui des travailleurs flexibles, précaires,
intérimaires, dont les droits et la représentation
syndicale sont niés par les patrons". [9] Entre la politique, les incertitudes de
classe et les jeux de mots, les Tute Bianche ont trouvé
un style. La technique de "l'action directe protégée" -
qui permet à des militants aux armures ridicules de
faire face aux matraques de la police - était une
manière d'envahir, non pas seulement les écrans
médiatiques, mais surtout les esprits de centaines de
milliers de personnes. Elles ont convergé à Gênes en
juillet 2001, pour ouvrir un débat dans un pays
immobilisé par un consensus néofasciste.
Un autre exemple des effets qu'une confusion
d'identités peut créer est fourni par les Yes Men, les
"Hommes qui disent oui", qui se font passer pour des
représentants de l'OMC. Ici il s'agit de quelques
artistes, dont les noms ne sont pas difficiles à
découvrir. Mais l'incertitude linguistique n'en est pas
moins intéressante. Le simple fait de dire "oui" à
l'idéologie néolibérale permet d'échafauder une satire
dévastatrice, par exemple quand le représentant
autoproclamé de l'OMC "Hank Hardy Unruh" montre une
fiction logique, l'Accessoire de Visualisation des
Travailleurs, un dispositif de surveillance
télématique sous la forme d'un phallus en or d'un mètre
de long, avec un écran de télévision serti au bout,
juste devant les yeux du manager qui le porte. On ne
saurait imaginer une caricature plus parfaite de la
personnalité flexible. Mais s'agit-il toujours de satire
quand le mouvement Kein Mensch ist Illegal prend
l'idéologie néolibérale au sérieux, et déclare les
frontières mondiales ouvertes à tous ? Comme les
foulards aux couleurs de feu portés par des milliers de
personnes dans la ville de Québec, au Sommet des
Amériques, les manifestations en réseaux ont deux
visages : le rire de la parole et de la
communication libres, et la violence d'une bouche
bâillonnée, emprisonnée derrière une clôture. Ces deux
visages expriment la vérité de la confrontation
politique contemporaine.
Exit et voix
Sans aucun doute, des millions de travailleurs
"flexibles" restent bâillonnés aujourd'hui, sans voix,
sans échappée. De leur silence dépendent les fantasmes
de la personnalité flexible. Mais à mesure que l'usage
d'Internet augmente, en tant qu'outil d'organisation et
de subversion, une métamorphose envahit "l'espace public
transnational", qui n'est plus réservé aux élites des
gouvernements et des grandes sociétés. L'é-vasion
électronique - une forme de défection, un exode de
l'espace national - aura été une condition de la prise
de parole politique, loin d'être son contraire. [10] C'est dans le sens de Deleuze que la
contestation devient virtuelle à la fin des
années 90 : cette virtualité exprime une latence,
une réalité potentielle, une ligne de fuite vers
d'autres terrains de confrontation.
Qui parle alors, sur cette scène politique
nouvelle ? La classe virtuelle (ou les travailleurs
immatériels, les intellos précaires, etc.) ne peut pas
représenter les autres composantes d'une
population mondiale exploitée. Il n'existe pas de sujet
universel, alors que l'individu, le sujet supposé des
droits, devient de plus en plus une cible. Mais une
indistinction de l'identité a commencé à se répandre,
comme un nouveau point de départ ; et l'expérience
artistique des noms multiples indique une des voies
possibles - certes pas la seule - vers une autonomie
collective renouvelée. Dans un texte récent, Paolo Virno
situe l'universel, la communauté absolue, au niveau
préindividuel, dans les expériences primordiales
de la perception et du langage, comme aspects d'un
dehors qui nous réunit. Renouveler le contact avec ce
dehors, c'est continuer de le laisser derrière nous. Les
moments parfois chaotiques de la dissension publique ne
signale pas alors la perte d'un individualisme défensif,
crispé, figé dans ses statuts, mais au contraire,
ouvrent des chemins nouveaux vers une
individuation qui n'est jamais accomplie :
"Loin de régresser, la singularité s'affine et atteint
son acmé dans l'agir ensemble, dans la pluralité des
voix, bref, dans la sphère publique. " [11]
Les conflits noués autour des universités dans les
années soixante se sont déplacés aujourd'hui vers les
réseaux mondiaux de la circulation des connaissances,
dont le caractère public fait l'objet d'une lutte. A
quel point ces réseaux formeront-ils un espace de
coopération, et à quel point un espace de contrôle
accru ? Si de nouvelles prises de parole peuvent
confirmer une exode hors des circuits intégrés de la
personnalité flexible, et un refus du libéral-fascisme,
alors rien n'aura été gaspillé dans la folie spéculative
des années quatre-vingt-dix - quelles que soient les
ruses de l'histoire, et les noms multiples des
investisseurs.
Ce texte a été publié dans la revue anglaise
Mute. La traduction française, par l'auteur, est
parue dans Autonomie artistique.
[1] Sur la relation étroite entre les aspects
légaux et techniques d'Internet, cf. Lawrence Lessig,
"The Internet Under Siege", <www.foreignpolicy.com/issue_novdec_2001/lessig.html>. [2] Cf. The Authoritarian Personality,
Theodor Adorno et. al., Harper, New York, 1950. Pour un
traitement plus ample de toute la thématique de la
personnalité autoritaire, et de son retournement
dialectique à notre époque, voir mon essai, "The
Flexible Personality", disponible à <http://www.noemalab.com/sections/ideas/ideasarticles/holmespersonality.html>. [3] Le rapporteur européen de Crisis of
Democracy était le sociologue français Michel
Crozier, l'auteur, entre autres, du livre La société
bloquée. Le rapporteur américain, Samuel Huntington,
est tristement célèbre. [4] Cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le
Nouvel esprit du capitalisme (Paris: Gallimard,
1999). [5] Sur le travail de Jordan Crandall, voir son
livre Drive: projects and writings 1992-2000
(Cantz Verlag/ZKM, 2002), ainsi que son site web, <http://http://jordancrandall.com>. [6] J'utilise la texte anglais, écrit sous le
nom ô combien fantômatique de Boris Karloff, voir <www.uncarved.demon.co.uk/turb/articles/karloff.html>.
[7] Les deux citations sont tirées d'une
anthologie de l'AAA, Refuser la gravité, textes
rassemblés par Ewen Chardronnet, L'éclat, Nîmes, 2001;
également disponible à <http://www.lyber-eclat.net/>. [8] Luther Blissett, Mind Invaders, Come
fottere i media: manuale di guerriglia e sabotaggio
culturale, chapitre 1, "Ray Johnson e Reggie Dunlop
tra i Tamariani", diponible à <www.lutherblissett.net/archive/215-02_it.html>
(attention : les "traductions" de ce texte n'en sont
pas, et le texte italien n'a qu'un rapport oblique avec
celui de Stewart Home publié sous le même nom). [9] Wu Ming I (alias Roberto Bui), "Tute
Bianche: The Practical Side of Myth Making", disponible
à <www.wumingfoundation.com/english/giap/giapdigest11.html>. [10] L'opposition des fonctions de la
"défection" (ou exit) et de la "voix" dans les
conflits sociaux a été théorisée par Alfred O.
Hirschman, dans un livre auxquel les théoriciens
italiens de l'exode du travail salarié se réfèrent
fréquemment : Défection et prise de parole,
Fayard, Paris, 1995 (1970 pour l'édition
américaine). [11] C'est dans ce sens que "les multitudes"
sont encore devant nous, s'affinant dans une pensée en
échanges et en actes, à la différence de la multitude
prépolitique décrite par Hobbes. Cf. Paolo Virno,
"Multitudes et principe d'individuation", dans
Multitudes n° 7.
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